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Vous trouverez également ici nos critiques des films où Zola apparaît comme personnage ou celles de l'adaptation de ses œuvres.
En premier lieu, notre analyse de Cézanne et moi, le film de Danièle Thompson.
Commentaires
Cézanne et moi, un film historique ?
Disons-le tout net, le film de Danièle Thompson, Cézanne et moi est une catastrophe ! Le talent des deux acteurs principaux n’est pas en cause même si Guillaume Gallienne oublie parfois son accent marseillais en lisant tel ou tel extrait de L’Œuvre. Guillaume Canet s’en sort plutôt bien dans le rôle de Zola bien même s’il n’a pas, physiquement, l’étoffe du rôle ! Son ventre postiche, saillant sous le gilet et s’arrêtant au-dessus de la ceinture, est parfaitement ridicule. Il n’a pas non plus le « nervosisme » de Zola. Mais ce n’est pas là l’essentiel. C’est le scénario, les dialogues et les partis-pris de la réalisatrice qui posent problème.
Sans exiger d’une œuvre de fiction qu’elle soit absolument fidèle à la réalité historique, on peut quand même s’attendre au respect des faits les mieux établis. Que l’on voie le jeune Zola courir après les moineaux pour nourrir sa mère, Emilie, est grotesque ! Emilie, ruinée par le procès qu’elle avait intenté contre les associés de son mari, vivait chichement, sans doute, mais elle n’en était pas réduite, comme son fils dans ses années de bohème, à cette extrémité. En février 1861, Emile Zola s’est s'installé seul, pour la première fois, au 24 de la rue Neuve-Saint-Etienne, puis, en avril, dans un hôtel meublé de la rue Soufflot. C’est pendant cette période de vaches maigres qu’il sera contraint, parfois, de prendre des moineaux « à la glu » sur le rebord de sa fenêtre et de « faire l’arabe » en s’enroulant dans une couverture après avoir dû mettre son unique pantalon et son unique veste au clou. Il hébergera alors une prostituée, Berthe, que l'on retrouvera sous les traits de Laurence dans La Confession de Claude.
Faire d’Alexandrine une ancienne maîtresse de Cézanne et expliquer par-là l’hostilité de Mme Zola au peintre est tout aussi absurde. Le violent anticonformisme de Cézanne, sa grossièreté voire son hygiène approximative, la situation illégitime du couple qu’il formait avec Hortense Fiquet, suffisent amplement à expliquer la réprobation dont Alexandrine, en quête de respectabilité bourgeoise, faisait preuve à l’égard du peintre. En faire le modèle de Manet dans Le Déjeuner sur l’herbe est une faute plus grave encore. Ce sont les cuisses de Victorine Meurent, un peu courtes et ses pieds, un peu forts, en rupture avec les idéaux académiques, qui ont défrayé la chronique au Salon des Refusés ! Il faudrait à tout le moins que le spectateur puisse le comprendre ! Au lieu de cela, Danièle Thompson nous montre un tohu-bohu de coups de pied et de coups de poing, parfaitement indéchiffrables pour ceux qui ignorent les enjeux de la bataille impressionniste.
La « jeune fille au chapeau rose » des premiers émois de Zola, qui était sans doute la sœur de son ami Philippe Solari, devient une prostituée dont tous, plus délurés que lui, auraient profité. La pauvre Jeanne Rozerot n’est pas mieux traitée. Danièle Thompson confond la lingère d’une maison bourgeoise, chargée de l’entretien du « linge » de maison (le blanc, draps, serviettes, torchons, chemises), avec celui de la lavandière rinçant les draps (rouges !) à la rivière. Quant à la scène finale, où Zola s’exhibe avec sa maîtresse et ses enfants à Aix, elle est rigoureusement impensable ! Jamais Zola n’aurait imposé un tel outrage à son épouse et jamais Jeanne, fille-mère, n’aurait pu s’afficher ainsi avec son amant ! Il est plus qu’improbable que Cézanne ait connu le douloureux secret d’Alexandrine, l’abandon de l’enfant qu’elle avait eu hors-mariage, en 1859, avant de rencontrer Zola (leur rencontre date de 1864 ou plus probablement du début de 1865).
On se demande comment Danièle Thompson, qui prétend avoir lu « des tonnes » de livres, de documents, de lettres, peut s’être laissé aller à de tels anachronismes…
Patricia Carles et Béatrice Desgranges
Les ratés du dialogue : « depuis quand est-ce que tu me serres la main ? »
Les dialogues du film, malheureusement, sont à l’avenant : les « putain de bordel de merde », les « ta peinture de merde, ta vie de merde » et même les tics de langage les plus contemporains comme « ah quand même » - apparu très récemment dans les conversations « branchées » -, détonnent étrangement au milieu des costumes d’époque ! On s’étonne plus encore que Guillaume Gallienne, sociétaire de la Comédie Française et habitué des textes littéraires, n’ait pas sensibilisé la réalisatrice à l’historicité des « mots crus » et c’est faire injure au public que d’imaginer qu’il ne puisse comprendre que la grossièreté de son temps. Si le jeune Cézanne, sexuellement frustré sans doute, hanté par des fantasmes de viol, revendiquait une « peinture couillarde » au temps où il peignait L’Enlèvement (1867), Le Meurtre (1867-68), La Femme étranglée (1870-72), il est fort peu probable qu’il ait réduit le Radeau de la Méduse et l’art de Géricault à la « paire de couilles » exposée au premier plan ! Là encore, le spectateur pouvait s’attendre à une lecture plus subtile de l’histoire de l’art…
Les dialogues sont d’ailleurs parfaitement indigents quand ils ne sont pas purement et simplement remplacés, comme dans la partie de campagne, par des rires ineptes censés démontrer la joie de vivre de ces grands gamins que seraient les artistes et leurs épouses. Et il en va de la musique comme des paroles : on se demande bien comment la mélodie des Roses de Picardie, composée en 1916, et même un air de Jazz peuvent accompagner cette scène !
Si, comme elle le dit, Danièle Thompson avait lu la correspondance entre Cézanne et Zola, elle se serait évité un énorme contresens : « depuis quand est-ce que tu me serres la main ? », s’indigne Guillaume Canet dans le rôle de Zola commentant la lettre de Cézanne après la réception de L’Œuvre. Pour Danièle Thompson, il y a là une marque de froideur et un signe certain de la rupture consommée entre les deux amis. Il suffit pourtant de feuilleter la correspondance de Zola pour constater que cette formule est au contraire la marque de leur amitié : c’est celle qu’il emploie le 30 décembre 1859 dans sa première lettre à Paul : « Je te serre la main », lui écrit-il. Il emploie constamment cette formule, avec Cézanne, avec Baille, avec ses amis les plus proches ! L’historicité des marques d’affection ne semble pas plus familière à Danièle Thompson que celle des dialogues.
Mais cet anachronisme est en quelque sorte nécessaire à la thèse qui sous-tend le film. Si Danièle Thompson a lu quelque chose, c’est sans doute bien Fauconnier, Marcellin Pleynet ou Philippe Sollers, acharnés à démontrer que l’amitié Cézanne-Zola se serait fracassée contre la « trahison » de L’Œuvre. Zola aurait fait de Cézanne un raté, un malade mental, qu’il aurait tué symboliquement (voire « socialement » et « physiquement », comme l’écrit M. Pleynet en 2010 dans sa biographie du peintre) pour mieux affirmer sa propre réussite littéraire.
Patricia Carles et Béatrice Desgranges
Le cercle herméneutique
Tout le film repose sur une hypothèse de lecture erronée du roman : L’Œuvre dévoilerait de manière ignoble les secrets intimes de Cézanne. Danièle Thompson enferme le spectateur dans un cercle herméneutique : de la scène finale du roman – la dispute entre Christine et Claude devant sa toile – elle infère une dispute « réelle » entre Cézanne et Hortense surprise par Zola. Le spectateur est alors pris au piège : Zola, comme l’affirme Cézanne dans le film, ne saurait être qu’un « voyeur, un voleur et un violeur » ; la boucle est bouclée, le suicide de Claude serait donc bien un meurtre symbolique. Voilà donc la thèse de Fauconnier, Marcellin Pleynet et Sollers accréditée par le cinéma, gravée, en quelque sorte dans le marbre pour le grand public.
La signification esthétique du roman est ainsi oblitérée par une psychologie grossière. Or, c’est toute l’histoire de la bataille impressionniste contre l’académisme que reconstitue Zola à travers le destin de son personnage. Les « quatre pommes sur une serviette avec un pot de grès » dont parle Guillaume Gallienne dans le rôle du peintre sont bien en effet de Cézanne mais Claude n’est pas Cézanne, ou plutôt il n’est pas que Cézanne ! Il est à lui seul, dans le roman, Manet dont Le Déjeuner sur l’herbe inspire le Plein Air de Claude, et tous les peintres impressionnistes que Zola a défendus envers et contre tout : une lecture attentive du texte permet d’identifier, dans les toiles du peintre de fiction, Monet, Jongkind, Sisley mais aussi Renoir et Pissarro avec lesquels Cézanne a si souvent travaillé sur le motif. « Tu sais ce que je pense des impressionnistes », dit le Cézanne de Danièle Thompson comme si le peintre leur avait toujours été hostile. Mais il n’en est rien ! Cézanne a fait partie, aux côtés de Pissarro, de l’Ecole de Pontoise et le dialogue aurait pu dire ce qui l’avait distingué, ensuite, de ses camarades : le refus de chasser le noir de sa palette et d’effacer le contour des choses, la géométrie des formes….
La névrose de Claude, indissociable du projet romanesque des Rougon-Macquart – montrer comment « la fêlure héréditaire » produit, au hasard des générations, des génies ou des fous, des criminels ou des hommes d’Etat, des prostituées ou des saintes - est évidemment mise au compte de la« trahison » de Zola. Mais là encore, à la différence des critiques malveillants dont Danièle Thompson suit aveuglément la lecture, le peintre n’a pas pu s’y tromper. Le tableau de l’enfant mort, peint par Claude devant le cadavre, évoque la toile que Monet a faite de sa femme, Camille, sur son lit de mort et ce n’est pas à Cézanne qu’il faut attribuer l’« idole byzantine » que peint Claude à la fin du roman, mais à Gustave Moreau dans L’Apparition. Cézanne ironisait justement sur ces icônes grandiloquentes dans L'Eternel Féminin, une série de toiles de 1875-77 violemment anti-idéalistes, anti-académistes et anti-symbolistes !
Si Zola reproche quelque chose à son ami, c’est de n’avoir pas su s’imposer : « Paul a peut-être le génie d'un grand peintre, disait-il, il n'aura jamais celui de le devenir ». Cézanne, paralysé par les angoisses et les repentirs de la recherche, n’a pas su dompter « la foule » ; lui qui était « le plus grand coloriste du groupe », comme Zola l’écrivait dans ses Lettres de Paris en 1874 après l’exposition chez Nadar, lui qui avait découvert la « loi des valeurs », comme il l'ajoutait en 1876, est resté impuissant à conquérir le public. Tandis que les impressionnistes désertaient le Salon - lieu de la consécration officielle -, pour des expositions de francs-tireurs, Cézanne se l’aliénait par ses provocations stériles. Les uns et les autres laissaient ainsi les coudées franches à ceux qui dominèrent « le marché de l’art » à la fin du siècle : d’une part les académistes - tels Gérôme ou Cabanel, qui continuèrent à tenir le haut-du-pavé jusqu’au début du XXème siècle avec leurs Vénus, leurs gladiateurs et leur antiquaillerie pompeuse ; d’autre part les « artistes habiles » - tels Bastien-Lepage ou Gervex - qui adaptaient les audaces et la « palette claire » des impressionnistes au goût bourgeois tandis que les symbolistes - tels Gustave Moreau ou Puvis-de-Chavannes -, réinventaient l’idéalisme.
C’est précisément ce que dit Sandoz dans la scène du repas dont Danièle Thompson donne une interprétation malhonnête : alors que, dans le film, Cézanne entend tout le groupe, y compris Zola, déblatérer sur son compte, les deux amis sont ensemble dans le roman tandis que tous s'acharnent sur lui. Pour rendre Zola plus odieux encore, la réalisatrice imagine une variante de cette scène : le pauvre Cézanne, tout heureux d'apprendre que Zola est à Aix, descend de sa montagne pour assister au meurtre symbolique de son génie ! Caché au milieu de la foule, il entend Zola faire des gorges chaudes de son impuissance devant la bonne société aixoise en présence de Jeanne et des enfants, une scène parfaitement inepte comme nous l'avons vu plus haut !
Pour que la thèse du film tienne, il fallait réduire l’auteur de L’Œuvre au collectionneur éclectique des armures et reliques du Moyen Age que Zola fut aussi, il fallait faire du défenseur du Déjeuner sur l’herbe et d’Olympia un ignorant et un renégat, capable de reléguer Le Citron (l’une des très rares toiles que l’on aperçoit dans le film) de Manet « à côté des latrines ». L’enthousiasme de Guillaume Canet, dans le rôle du romancier, pour sa « Laitière », une photographie si nette qu’on y distingue « tous les carreaux » de la cuisine, est le couronnement de cette thèse : Zola, qui n’avait pas de mots assez durs contre le « réalisme photographique », Zola qui, dès 1864, revendiquait la part de mensonge sans laquelle il n’y a pas d’œuvre d’art, n’aurait eu d’autre idéal que la reproduction trait pour trait du réel ! Ses sujets de prédilection, populaires, pour ne pas dire vulgaires, son esthétique seraient dignes du réalisme socialiste !
Si Cézanne et Moi est bien l’histoire d’une trahison, ce n’est donc pas celle du peintre par le romancier mais bien celle du romancier par le film de Danièle Thompson… Ce que le spectateur retiendra, c’est que Zola a trahi le plus grand peintre de son temps, qu’il n’a rien compris à son génie. Mais ce génie, Danièle Thompson échoue à nous le montrer et à nous l’expliquer : les paysages de Provence, vus en technicolor, la Sainte-Victoire sur laquelle se détachent, en fondu-enchaîné, quelques-unes des toiles qu’en a faites Cézanne, n’expliquent ni la profonde originalité du peintre ni ce qui l’a condamné, pendant si longtemps, à rester un « grand peintre avorté » comme l’écrira Zola en 1896. L’intervention du personnage de Vollard, à la fin du film, ne donne pas les clefs du marché de l’art qui s’est montré si impitoyable à tous les novateurs du XIXème siècle. Celle du Père Tanguy, le marchand de couleurs qui achetait aussi parfois les œuvres des impressionnistes, ne permet pas de comprendre les mutations de ce marché, passé de l’amateur d’art au spéculateur…. C’est L’Œuvre de Zola qu’il faut lire pour le comprendre.
Patricia Carles et Béatrice Desgranges
A lire
La conférence d'Alain Pagès lors du colloque Zola et moi sur le site de la Société Paul Cézanne, la dernière lettre connue de Cézanne à Zola et La Fin d'une amitié, une synthèse des recherches sur les relations Cézanne à Zola qui tord le cou aux mauvais procès et aux lieux communs anti-zoliens !
Bonjour
LINOUJ'ai vu le Film Cézanne et Moi et j'ai été scandalisé par ce mauvais film, dont vous donnez parfaitement les explications de l'interprétation erronée de Danièle Thompson.
Cordialement
Merci de votre message, Linou...
Pouvez-vous nous dire comment vous avez connu ce blog qui était resté, jusqu'à maintenant, assez confidentiel et dont nous venons de voir qu'il était signalé non seulement par les Cahiers Naturalistes mais encore par la Société Cézanne
Bien cordialement,
Patricia Carles et Béatrice Desgranges
lirerelirezolaVous trouverez dans la rubrique Emile Zola critique d’art et ami des peintres, notre présentation des Lettres Croisées de Cézanne et Zola, magistralement commentées par Henri Mitterand.
Vous pouvez lire les premières pages de ce texte magnifique sur le site des éditions Gallimard.
Patricia Carles Béatrice Desgranges